Au gros Plané, la terre est encore rouge de sang ; en creusant dans le mouret (mur semi-circulaire pour recevoir la chaudière du chalet), on trouverait des têtes et de vieux ossements, ainsi que le crâne énorme d'un bouc qui a longtemps semé la terreur et la mort aux flancs du Moléson.
Car ce bouc venait de l'enfer : je crois qu'ils en sont tous sortis. Personne n'a jamais su où il prenait refuge durant le jour ni découvert la trace de ses pieds. Mais le soir, juste à l'heure actuelle, un vent rapide roulait sur la montagne, accompagné de voix inconnues criant comme doivent le faire des gens nombreux tombés à l'eau et qui, essoufflés, appellent des secours tout en s'efforçant de rattraper le bateau. Puis, là, sur le mamelon gazonné, on apercevait le corps noir de l'animal et ses immenses cornes en coquille, rouges comme du feu, projetant des millions d'étoiles quand il secouait la tête.
Les vaches, alors, beuglaient effrayées et fuyaient vers le fond du pâturage. Le taureau, attiré par le rouge ayant voulu un jour s'approcher et se mesurer de la tête contre l'apparition, reçut une bouffée asphyxiante de soufre et d'insupportable odeur, qui le fit rouler sans vie jusqu'à la porte du chalet.
Le bétail ne broutait pas tranquille ; parfois, des nuits entières étaient troublées par des cris singuliers, des appels sinistres, un sabbat effrayant ; alors, les bêtes rentraient la mamelle tarie et la chaudière restait sans lait.
Le maître vacher de ce temps voulut en finir avec le monstre encorné. Il planta des clous dans un énorme gourdin, l'arrosa d'eau bénite et mit sur sa poitrine une image qui avait touché la statue miraculeuse de la Vierge. Ce fut une scène digne des régions infernales. Quand l'armailli s'avança vers le tertre, la montagne trembla, des glapissements coururent dans l'air, des corbeaux tournoyèrent en croassant et battant de l'aile sur la tête de l'intrépide agresseur.
« Reviens, laisse-le, tu vas périr ! », criait-on au vacher, Mais celui-ci, poussé par une audace surhumaine, avançait toujours. A son approche, le bouc aux cornes rouges se dressa comme le font pour rouer les bêtes de cette espèce et voulut bondir en avant. L'épieu du montagnard l'atteignit en plein front, et aussitôt l'être tout entier de la bête, le crâne excepté, se dissipa en poudre et en fumée, la ronde des esprits mauvais s'éloigna avec cris et bruits de chaînes, le calme se rétablit et les fées bienfaisantes reprirent possession du pâturage.
Le maître vacher paya de sa vie le succès de cette délivrance. On le trouva inanimé sur le gazon, une main tenant la tête fendue de l'être infernal. Selon la coutume de ce temps, on enterra les deux cadavres et le crâne du bouc sous le foyer de la chaudière, et l'on dit que nulle main ne pourrait y aller creuser sans être frappée de mort.
Source
Sentier thématique :
Au pays des Légendes de la Gruyère
Texte :
Clément Fontaine, "Sous la bannière de la Grue"
Adaptation :
Belén Clément
